Grands témoins

Ils ont écrit la médecine d’urgence.
Entretien avec le Dr Xavier Emmanuelli
Co-fondateur de Médecins Sans Frontières, ancien Secrétaire d’Etat à l’action humanitaire d’urgence, fondateur du SAMU Social, Membre de la Commission Consultative des Droits de l’Homme, il a marqué de son empreinte humaniste la médecine de la détresse. Il peut se définir comme un révolté au service des hommes.

e-triage : Sans foi par conviction, puis croyant parce que cela a du sens, révolutionnaire opposé à l’ordre établi, puis Ministre de la République pour agir, réfutant toute carrière hospitalière au chemin tracé trop droit, mais profondément attaché à ton Maître en Anesthésie-Réanimation, n’es-tu pas la parfaite définition de la médecine qui impose de se révolter devant la souffrance, mais aussi d’agir concrètement pour être efficace ?
Xavier Emmanuelli : Ce parcours semble être celui d’un caractériel jamais bien où il se trouve… alors que c’est plutôt une recherche de sens et d’efficacité. En effet, mon maître m’a donné des outils pour raisonner et j’ai appliqué ses connaissances sur tous les terrains rencontrés (Médecins Sans Frontières, la prison, le SAMU social). Ce parcours a été, très clairement, initiatique.
Tout en pratiquant et en respectant les techniques et connaissances, j’ai retrouvé ce que les anciens médecins avaient compris : on travaille sur le fil du rasoir. La transgression raisonnée leur était parfois nécessaire. Je crains que je n’aille à l’encontre de notre état d’esprit actuel qui se traduit par les principes de précaution, qui deviennent même des précautions de principes, autrement dit « ouvrir son parapluie » pour ne pas être tenté de s’engager à ses risques et périls.

e-triage : Quelques mots sur le Pr Pierre Huguenard.
XE : C’est un pionnier dans le domaine de l’anesthésie-réanimation. Il a fourni non seulement la doctrine avec son ami le Professeur Laborit mais aussi la philosophie avec les grands Cara, Serre et Larcan. Il avait suivi la première armée vers la fin de la guerre où il a appris les techniques de la médecine de l’avant. Il a été un de ceux qui ont créé la profession. Il est mort mais je l’aime encore car il a été mon maître.

e-triage : Tu as hésité entre la philosophie et la médecine. Cette évolution humaniste correspond-t-elle chez toi à une obligation d’action ?
XE : L’action est nécessaire pour légitimer les idées mais elle doit être loyale, morale et efficace car l’action pour l’action n’existe pas. En d’autres termes, comme dit l’adage, « en toute chose, il faut considérer la fin » et en particulier dans l’urgence, « l’urgence pour l’urgence ne doit pas exister ». Tu ne peux voir le bien-fondé de l’action et de la réussite qu’à posteriori.

e-triage : La grande histoire de notre génération commence avec une mission un peu folle d’un groupe de médecins au Biafra. Celle donnera naissance à Médecins Sans Frontières. Aussi peu ont fait autant. Comment l’as-tu vécu ?
XE : Tout au long de l’histoire de Médecins Sans Frontières, il y a eu tant d’hésitations, de découragements et d’ennemis… à tel point que cette histoire est initiatique. J’ai grandi avec et j’ai acquis la sérénité de mes choix métaphysiques. J’ai eu de valeureux compagnons. Ils étaient courageux et généreux jusqu’à offrir leur vie. Beaucoup de mes meilleurs camarades sont restés et, puisque je suis survivant, ils ont donné un sens à ma vie.

e-triage : En tant que Ministre, as-tu pu concrétiser certaines de tes idées ? Que regrettes-tu de n’avoir pas réalisé ?
XE : Bien-sûr qu’il est possible de concrétiser certaines de ses idées, mais en-deçà de ses projets. Je regrette de ne pas avoir pu aller au bout de la loi contre l’exclusion, qui s’est transformée en celle contre les exclusions, avec ce « s » qui change tout.

e-triage : La fondation du SAMU Social est, peut-être, ton action de médecin et d’homme la plus marquante et la plus personnelle. Es-tu un Abbé Pierre médical ?
XE : Je suis un homme humble et je ne me vois pas. Du courage, de l’obstination, de ne pas avoir peur de perdre, ce sont les vertus que je revendique. Les idées qui vont et qui viennent sont d’origine divine.

e-triage : Quel contre-pouvoir établir contre les « petits hommes gris » ?
XE : Les petits hommes gris sont des démons et il faut les terrasser.

e-triage : N’as-tu pas la nostalgie de la médecine générale, telle que l’exerçait ton père. Cette médecine où l’on faisait tout ?
XE : Oui, c’est la médecine de la compassion et du souci de l’autre… Dire qu’au début de ma spécialité, j’ai trouvé cette médecine ridicule et maintenant, à la fin de ma carrière, je pense que ce sont les seuls médecins qui vaillent.

e-triage : Comment définirais-tu la médecine d’urgence ?
XE : C’est la médecine du bout de la vie. Quand un homme se noie, c’est celui qui est sur la berge et qui lui envoie une corde sans savoir qui il est et ce qu’il deviendra. C’est cela la médecine d’urgence, c’est le sauvetage exclusivement. Mais le sauveteur doit être humble et discret et comprendre la toute petite importance de son rôle. Il ne fait que remettre le patient dans la dynamique de la vie.

X Emmanuelli Bengladesh


Ouvrages de Xavier Emmanuelli